Compte-rendu de séance de séminaire
Rédigé par Anaïs Larue, Anthony Louro, Clément Roman et Lou-Anne Saccard (M1 REVI)
Le 11 avril 2025 s’est tenue la quatrième séance du séminaire interdisciplinaire “Questions de méthodes” de l’équipe Individu et Nation. Intitulé “Approches critiques du populisme”, ce séminaire s’articulait autour d’une réflexion méthodologique, dans le but d’explorer les différentes perspectives théoriques qui permettent d’analyser le phénomène populiste contemporain. Théo Aiolfi, titulaire de la chaire Professeur Junior “Discours identitaires et diversité dans l’espace public”, a proposé une communication intitulée “Populisme, extrême droite et performances politiques”. Thomás Zicman de Barros, docteur associé au Centre de recherches politiques (CEVIPOF) à Sciences Po Paris, et chercheur post-doctoral au Centre d’éthique, de politique et de société (CEPS) à l’Université du Minho, a ensuite présenté une communication intitulée “Populisme, Gilets Jaunes et entretiens psychosociaux”.
Théo Aiolfi (Université Bourgogne Europe/TIL) : “Populisme, extrême droite et performances politiques”

Théo Aiolfi, titulaire de la chaire Professeur Junior “Discours identitaires et diversité dans l’espace public” au Centre Interlangues ‘Texte, Image, Langage’ au sein de l’Université Bourgogne Europe, a ouvert le séminaire en proposant une approche nuancée du populisme, en le distinguant clairement de l’extrême droite. Il pose d’emblée un constat fondamental : “le populisme n’est pas nécessairement d’extrême droite et l’extrême droite n’est pas nécessairement populiste.” Aiolfi identifie deux enjeux majeurs dans le débat contemporain sur le populisme : d’une part la “hype populiste”, c’est-à-dire la surexposition médiatique et académique du terme devenu incontournable depuis 2016 (Brexit, élection de Trump), et d’autre part “l’anti-populisme”, qui présente le populisme comme un simple outil rhétorique sans caractéristiques propres, mobilisable par n’importe quelle idéologie. Cette dernière perspective s’illustre particulièrement à travers la théorie du “fer à cheval”, qui tend à établir une équivalence entre l’extrême droite et l’extrême gauche.
Face à la multiplicité des définitions du populisme, Aiolfi repère, en s’appuyant sur les travaux de Stavrakakis, deux critères minimaux communs à toutes les approches : le “people-centrism” (centralité du peuple) et “l’anti-elitism” (opposition aux élites). Toutefois, le contenu exact de ces notions varie selon les contextes et les acteurs politiques. Le chercheur présente ensuite les trois principaux paradigmes qui structurent l’étude du populisme. L’approche idéationnelle, étudiée par Mudde, Rovira et Müller, considère le populisme comme une “idéologie fine” qui oppose de façon binaire le “peuple pur” à “l’élite corrompue”. Cette conception, dominante dans le champ académique, présente néanmoins des limites importantes, notamment sa difficulté à distinguer ce qui relève spécifiquement du populisme et ce qui appartient à l’idéologie “hôte” (comme l’extrême droite). L’approche stratégique, portée par Weyland, Roberts, ou encore Jansen, perçoit le populisme comme une stratégie de mobilisation caractérisée par un leadership personnalisé et une relation directe avec les partisans. Enfin, l’approche discursive-performative est une perspective critique influencée par Laclau, qui s’intéresse à l’articulation des “signifiants vides” du peuple et de l’élite. Cette approche se divise en deux courants complémentaires : les approches discursives (Laclau, Stavrakakis, De Cleen) et les approches socio-culturelles/performatives (Moffitt, Ostiguy, Casullo). Aiolfi se positionne dans ce dernier paradigme et défend une conception du populisme en tant que “style politique”, selon lequel l’articulation performative de l’antagonisme peuple/élite est centrale. Cette perspective, développée initialement par Canovan (1984) et systématisée par Moffitt (2016), conçoit le populisme comme une forme esthétique plus qu’un fond idéologique, comme un style “conflictuel, anti-hégémonique et subversif” qui peut être mobilisé à travers tout le spectre politique.
Ce style populiste s’articule autour de trois types de performances : tout d’abord, les performances de l’identité, qui cadrent le politique comme opposition entre peuple et élite, où le leader se présente comme incarnation et représentant du peuple, tout en étant à la fois ordinaire (proche du peuple) et extraordinaire (capable de le diriger). Les performances de la transgression sont un deuxième pan du style populiste : elles constituent la violation stratégique des normes politiques pour se distinguer des autres acteurs politiques. Ces transgressions peuvent être interactionnelles (insultes, interruptions), rhétoriques (registre de langue, émotions, code vestimentaire) ou théâtrales (rupture avec les codes traditionnels de la politique). Enfin, interviennent les performances de la crise, qui se caractérisent par la transformation de problèmes systémiques (appelés “défaillances”) en crises urgentes nécessitant une intervention immédiate, processus qu’Aiolfi qualifie de “spectacularisation de la défaillance”.
Pour illustrer cette approche, l’intervenant compare les campagnes présidentielles de Donald Trump (2016) et de Marine Le Pen (2017), qui présentent des similitudes intéressantes dans leur utilisation du style populiste. Tous deux mobilisent une définition ethnoculturelle et exclusive du peuple assimilé à la nation, leur récit politique est centré sur une crise migratoire avec des conséquences économiques, sécuritaires et identitaires, et enfin, ils mettent en pratique des transgressions marquées, notamment en ayant recours à des attaques personnelles. Mais ces campagnes révèlent aussi des différences importantes qui illustrent la flexibilité du style populiste. Si Trump cultive une représentation extraordinaire de lui-même, avec une rhétorique concrète et accessible, incarnant une masculinité hégémonique et pratiquant des attaques directes, Le Pen privilégie les concepts abstraits et s’appuie sur un enracinement idéologique plus profond, elle fait davantage appel à la moralité et incarne une féminité hybride, avec des attaques plus indirectes et relativement plus subtiles. Aiolfi souligne que le populisme représente pour Trump un vecteur de radicalisation (pour amener un parti grand-public vers l’extrême), tandis qu’il constitue pour Le Pen un outil de normalisation (populariser un parti extrême).
Présentation 2 : Thomás Zicman de Barros (Sciences Po Paris/CEVIPOF) : “Populisme, Gilets Jaunes et entretiens psychosociaux”

La seconde intervention, présentée par Thomás Zicman de Barros, chercheur à Sciences Po Paris, a exploré le rapport entre populisme et psychanalyse à travers une étude de cas sur le mouvement des Gilets Jaunes. Sa démarche visait à comprendre comment des outils conceptuels issus de la psychanalyse pouvaient éclairer l’analyse des phénomènes politiques contemporains.
Zicman de Barros rappelle d’abord que la psychanalyse s’intéresse à des sujets construits socialement : Freud lui-même a cherché à établir des ponts entre l’individuel et le collectif. Un concept clé de cette approche est l’association entre transgression et jouissance : selon la psychanalyse, l’acte de transgresser les normes établies génère une satisfaction psychique particulière, alors que se conformer aux règles sociales implique de réfréner certains désirs profonds. Cette perspective éclaire l’efficacité des ‘performances de la transgression’ identifiées par Aiolfi : lorsque les figures populistes enfreignent délibérément les codes politiques traditionnels, elles ne font pas que se démarquer des autres acteurs politiques, elles créent également une connexion émotionnelle avec leurs partisans, qui éprouvent une satisfaction par procuration en voyant leurs frustrations face à l’ordre établi exprimées publiquement.
L’intervenant retrace ensuite l’évolution historique du concept de populisme en Amérique latine, où le terme désignait initialement autant les leaders charismatiques que leurs partisans, considérés non pas comme des classes sociales homogènes, mais comme des masses n’ayant pas conscience de former une classe. Cette origine révèle une dimension importante du populisme : il permet l’entrée en politique de groupes auparavant invisibilisés, processus souvent perçu comme dérangeant par les élites en place. Zicman de Barros propose d’analyser le populisme sous l’angle de l’esthétique, en tant que “partage du sensible”, expression empruntée à Jacques Rancière (en ce qui affecte nos sens, notre vision). De cette manière, le populisme opère une transgression de l’ordre symbolique établi en faisant apparaître ce qui était jusque-là invisible dans l’espace public. Cette dynamique soulève la question du rapport entre populisme et démocratie : si le populisme permet l’expression politique des invisibles, est-il nécessairement émancipateur et démocratisant ? Pour répondre à cette question, l’intervenant identifie trois formes d’invisibilisation sociale. Tout d’abord, il évoque la “subalternité”, basée sur les travaux de Gramsci, mais également les “subaltern studies” de Spivak, et qui désigne les groupes aux marges de l’histoire, sans moyens d’expression politique autonome. Il parle ensuite de la “précarité”, caractérisée par la perte de moyens tant économiques que symboliques. La dernière forme d’invisibilisation est la “populace”, telle qu’en parlent Arendt et Marx, constituée des “déchets de toutes les classes sociales”, animée par le ressentiment et la haine.
L’originalité de la démarche de Zicman de Barros réside dans son application de concepts psychanalytiques à l’étude empirique du mouvement des Gilets Jaunes. À partir d’une trentaine d’entretiens psycho-sociaux menés dans le sud de la France, plus particulièrement dans une ville d’environ 20 000 habitants, il identifie, au-delà des revendications explicites, un désir fondamental d’être reconnu socialement qui s’exprime à deux niveaux : d’une part le besoin d’appartenance à un groupe (satisfait par les rassemblements aux ronds-points) et d’autre part le désir d’être vu par la société (symbolisé par le port du gilet haute visibilité). Cette analyse lui permet de proposer deux métaphores psychanalytiques pour comprendre le populisme. Il identifie en premier lieu ce qu’il appelle “le symptôme” qui serait la manifestation d’un traumatisme refoulé, d’une expérience collective difficile à symboliser. Ainsi, le populisme révèle des tensions sociales non résolues, notamment dans un contexte de “post-démocratie” où l’absence d’alternatives politiques viables provoque un retour du refoulé. Il dégage ensuite ce qu’il appelle “la sublimation”, définie comme la transformation d’une pulsion en symbole. Cette idée suggère que le populisme peut, dans certaines conditions, permettre d’élaborer des formes d’expression de tensions sociales. Le chercheur met en avant l’hétérogénéité des mouvements populistes, prouvée par la coexistence de différentes opinions politiques au sein même des ronds-points des Gilets Jaunes, même si elles partagent une forme de symbolisme.
Conclusion
Ce séminaire a permis d’explorer deux approches complémentaires du populisme. Cette séance a éclairé ce phénomène politique complexe sous des angles différents, mais convergents. L’approche stylistique de Théo Aiolfi, centrée sur les performances politiques, et l’approche psychanalytique de Thomás Zicman de Barros, focalisée sur les dynamiques d’invisibilisation sociale, contribuent toutes deux à dépasser les conceptions simplistes du populisme. Les deux intervenants s’accordent sur plusieurs points : le populisme ne peut pas être réduit à une idéologie cohérente, il opère davantage comme un style ou un mode d’expression qui peut servir différentes fins politiques, il implique nécessairement une transgression des normes établies ; et il traduit des tensions sociales profondes liées à des demandes de reconnaissance et de visibilité. Ces perspectives suggèrent que l’étude du populisme nécessite des outils conceptuels variés, capables de saisir sa dimension performative et symbolique, au-delà des approches purement idéologiques. Elles invitent également à une analyse nuancée des mouvements populistes contemporains, en étant particulièrement attentives à leur hétérogénéité interne et aux dynamiques sociales qu’ils révèlent. Ces interventions font écho avec l’essor récent de figures populistes en Europe centrale, ou encore dans la banalisation de discours populistes au sein des médias.